La délégation de pouvoirs est un mécanisme juridique permettant de transférer la responsabilité pénale du dirigeant d’une société (le délégant) vers un salarié (le délégataire) dans certains secteurs délégués (le périmètre délégué).
Par le biais d’une délégation de pouvoir, le délégataire revêt la qualité de représentant de la personne morale, et accepte d’endosser des responsabilités pesant normalement sur les épaules du délégant. Il engage ainsi, en cas de faute de sa part, la responsabilité pénale de la société, et peut engager la sienne propre.
Ce mécanisme de délégation – et aussi, à l’étage inférieur, de subdélégation – est souvent nécessaire au dirigeant, qui ne peut assumer à lui seul la totalité des conséquences des actions accomplies dans le cadre de l’activité de sa société.
Le chef d’entreprise peut même être fautif s’il n’a pas recours à une délégation de pouvoirs, par exemple lorsque l’organisation de l’entreprise ne lui permet pas d’exercer une réelle surveillance, notamment en présence de plusieurs sites éloignés les uns des autres[1].
L’absence de subdélégation peut également être fautive[2].
- Conseil aux dirigeants : autant que possible, proposez la délégation de pouvoirs par écrit dès la prise de poste de votre salarié. Lui proposer, voire lui imposer, une délégation de pouvoirs au cours de votre relation de travail peut paraître suspect ou inutile et rendre le salarié réticent à, soudainement, endosser des responsabilités qu’il n’avait pas jusque-là.
- Conseil aux salariés : la délégation de pouvoir est un mécanisme normal qui doit être regardé comme une contrepartie de vos pouvoirs au sein de la société, et généralement de votre rémunération ou de vos avantages. Attention à bien vérifier cependant qu’elle est justifiée et que ces contreparties existent.
Dans les deux cas, le regard d’un avocat peut s’avérer indispensable.
Dirigeants et salariés : vérifiez la validité de votre délégation de pouvoirs !
La validité d’une délégation de pouvoirs ne va pas de soi. Un dirigeant peut se croire faussement à l’abri, comme un salarié peut se croire faussement responsable.
Ce n’est pas parce qu’un salarié aurait signé un acte intitulé « délégation de pouvoirs » que le transfert de responsabilité sur ses épaules opèrerait nécessairement.
En effet, la forme d’une délégation de pouvoirs ne conditionne pas sa validité : cette délégation peut être de droit ou de fait, résulter d’un acte express, tel un acte de « délégation de pouvoirs et/ou de signature », ou seulement d’un organigramme.
Un salarié dont la responsabilité serait recherchée sur le fondement d’une délégation de pouvoirs pourrait réussi à prouver que, contrairement aux documents formels (par exemple un acte de délégation de pouvoirs qu’il aurait dûment signé), il n’existait pas, dans les faits, de réelle délégation de pouvoirs.
A l’inverse, ce n’est pas parce qu’un salarié n’aurait signé aucun document formalisant la délégation que l’engagement de sa responsabilité serait automatiquement exclu : la délégation peut aussi résulter simplement d’une situation concrète.
Comment, dans ces conditions, apprécier la validité d’une délégation de pouvoirs ?
Disons-le d’emblée : seule une décision de justice permet de savoir avec certitude si une délégation de pouvoirs est valide.
L’efficacité d’un tel mécanisme dépend entièrement de l’appréciation souveraine des magistrats appelés à établir, en cas d’infraction, la responsabilité d’une personne morale, de ses dirigeants éventuellement délégants, et de ses salariés éventuellement délégataires.
Pour échapper à une condamnation, le dirigeant tentera de prouver au juge l’existence de la délégation de pouvoirs qu’il invoque, tandis que le salarié tentera généralement d’en prouver l’inexistence… Le juge se prononcera en fonction des circonstances de l’espèce, sur le fondement des preuves de chacun.
Le problème est que ce contrôle de validité intervient a posteriori, quand le dommage est intervenu. Il est donc crucial de savoir, a priori, sur quels critères le juge fonde généralement son appréciation pour pouvoir éviter toute mauvaise surprise.
Pour qu’elle soit valable, c’est-à-dire efficace, la délégation de pouvoirs doit remplir un certain nombre de conditions.
D’abord, une délégation ne peut pas être générale et imprécise : le délégataire doit connaître avec certitude le périmètre des pouvoirs – donc des responsabilités – qui lui sont transférés.
- Nous conseillons aux dirigeants de rédiger un document précis et de le faire signer par le salarié.
Point de vigilance : ne pas se fier aveuglément aux documents types, standardisés ou facilement accessibles sur internet, ni aux anciennes délégations, pas toujours adaptées à la situation.
Un acte de délégation de pouvoirs doit être taillé sur mesure pour chaque délégataire.
Notez bien que la parfaite efficacité de la délégation de pouvoir demeure à la charge et dans l’intérêt du délégant. Ce n’est pas le rôle ni l’intérêt du délégataire de sécuriser au maximum un acte de délégation de pouvoir ou de corriger d’éventuelles failles : au contraire, une délégation mal ficelée pourrait jouer en sa faveur.
- Du point de vue du délégataire, il y a lieu de bien circonscrire le périmètre délégué, afin de ne pas porter indûment certaines responsabilités.
Si des tâches échappent en tout ou partie à votre pouvoir réel, au profit d’autres salariés ou dirigeants, il conviendra de les retirer du périmètre délégué ou, au minimum, de faire insérer des précisions dans la délégation, comme d’indiquer que telle tâche s’exercera sous l’autorité (conjointe) de tel autre salarié.
Vérifiez aussi que le périmètre délégué corresponde bien à votre fiche de poste et à votre contrat de travail : la délégation de pouvoirs ne doit pas modifier le périmètre de votre poste de travail ni en augmenter indirectement les missions.
De plus, et surtout, il faut que le délégataire dispose cumulativement de l’autorité, de la compétence et des moyens nécessaires à l’accomplissement des tâches incluses dans le périmètre délégué.
Autrement dit, si, après l’analyse de la situation concrète, un tribunal venait à constater que le délégataire ne disposait pas et de l’autorité, et de la compétence, et des moyens nécessaires, la juridiction ne saurait accepter un quelconque transfert de responsabilité.
Et ce n’est pas parce que l’acte de délégation indiquerait péremptoirement que le délégataire bénéficie des moyens pour exercer les pouvoirs délégués que celui-ci en dispose effectivement.
L’acte de délégation n’a pas besoin, pour être valable, de lister les moyens mis à la disposition du délégataire pour exercer ses missions ni de définir l’étendue de son autorité.
- Néanmoins, pour les délégants, vous devrez vous assurer que votre délégataire dispose des pouvoirs d’autorité nécessaires (notamment le pouvoir disciplinaire, de rupture de contrat, d’embauche…) et de l’autonomie adéquate sur les secteurs délégués : si une mission déléguée elle est, dans les faits, directement traitée ou co-traitée par d’autres directions ou par le directeur général lui-même, le transfert de responsabilité aura peu de chance d’opérer.
De même, vous devrez veiller à fournir au délégataire les moyens nécessaires (humains, techniques, financiers…) pour que la délégation soit efficace, et à inclure dans l’acte de délégation l’obligation à la charge du délégataire de solliciter, le cas échéant, les moyens supplémentaires nécessaires à l’exercice de ses missions.
Enfin, vous devez vous assurer que, par ses expériences ou ses formations passées, il a la compétence suffisante pour endosser la responsabilité que vous voulez lui confier : inutile de tenter de transférer sur un salarié une responsabilité juridique, fiscale ou comptable, s’il n’a jamais eu de formation en la matière.
- S’agissant du délégataire, une attitude passive et opportuniste ne convient pas : il vous appartient de solliciter (toujours en gardant une trace écrite) l’autorité et les moyens adaptés pour mener à bien vos tâches déléguées si vous estimez en manquer. Par exemple : demander une délégation de signature, si elle n’est pas prévue, afin de pouvoir engager la structure aux plans financier (chèques, paiements) ou juridique (contrats, courriers, etc.), bien sûr dans les limites de votre périmètre délégué.
Un refus ou une absence de réponse de votre direction à votre demande joueront utilement en votre faveur pour vous dégager de votre responsabilité le cas échéant.
Enfin, il peut être impératif, pour un délégataire, d’obtenir le droit de subdéléguer une partie de ses pouvoirs, par exemple au profit des directeurs de sites géographiquement éloignés.
En conclusion, la délégation de pouvoirs est un mécanisme indispensable qui doit être soigneusement adapté à chaque situation, pour aboutir à un équilibre entre les pouvoirs réellement exercés par chacun et les contreparties réellement consenties. Les responsabilités qui en découleront auront alors d’autant plus de chances d’être acceptées et assumées par tous.
- Pour permettre à la relation de travail de s’inscrire dans un temps long, les délégants veilleront à ne pas vouloir déléguer trop de pouvoirs vers un salarié, sans lui consentir les contreparties indispensables.
- Les délégataires accepteront le transfert de responsabilité, sans vouloir se défausser, si l’équilibre est bien réel.
Une illustration récente de ces propos a été donnée par la Cour de cassation le 5 avril 2023[3], ayant eu à connaître du cas d’une chute mortelle d’un salarié sur son lieu de travail.
Dans cette affaire, le dirigeant avait tenté d’échapper à sa responsabilité en invoquant une subdélégation de pouvoirs au profit du responsable de la maintenance de la société.
Mais la Cour a rejeté le transfert de responsabilité en estimant, d’une part, que la délégation de pouvoirs invoquée n’avait pas été formalisée par un écrit et que le contrat de travail du responsable de la maintenance n’était pas assez précis quant à son domaine et sa portée pour tenir lieu de délégation de pouvoirs.
Cela confirme qu’il est particulièrement souhaitable que le périmètre délégué soit précisément défini dans un acte de délégation de pouvoirs, le contrat de travail n’étant souvent pas assez précis.
D’autre part et surtout, les juges ont estimé, après une analyse des circonstances concrètes de l’affaire, qu’il n’existait pas de délégation de pouvoirs, car le responsable de la maintenance ne disposait ni des compétences techniques et juridiques, en l’absence de formation depuis son embauche, ni des moyens financiers nécessaires à l’exercice de ses missions, les dépenses devant être validées au préalable par le directeur du site.
Avocat associé
Avocat chargé du pôle pénal
[1] Cour de cassation, chambre criminelle, 31 oct. 2017, n° 16-83.683
[2] Cour de cassation, chambre criminelle, 28 févr. 1995, n° 94-82.577
[3] Cour de cassation, chambre criminelle, 4 avril 2023, n° 21-81.742