Les conséquences du départ d’un salarié ayant créé une société concurrente ou ayant été embauché par la concurrence sont source d’inquiétudes.
Confrontée à une perte de clientèle à la suite du départ d’un salarié, une entreprise doit être en mesure de distinguer la concurrence loyale de la concurrence déloyale. S’agit-il d’un démarchage licite ou d’un détournement de clientèle illégal ? Quelques indications pour y répondre.
I. Le démarchage de clientèle est en principe licite
La clientèle ne fait l’objet d’aucun droit privatif[1].
Sa conquête et son exploitation participent de la mise en œuvre de la liberté du commerce et de l’industrie[2] : celle-ci autorise, en principe, toute personne privée à accéder au marché de son choix, pour y conquérir une clientèle, peu importe que cette dernière soit déjà exploitée par un concurrent.
Ainsi, un salarié est libre de prospecter la clientèle que son ancien employeur exploitait jusqu’alors[3]. Il peut solliciter les contacts qu’il avait précédemment noués avec cette clientèle[4].
Et, si le salarié parvient, par ce simple démarchage loyal, à déplacer la clientèle au profit de sa société nouvellement créée ou de son nouvel employeur, rien ne peut lui être reproché : être meilleur et plus compétitif n’est pas condamnable !
Certains indices permettent aux juges de conclure au démarchage licite de clientèle. C’est notamment le cas lorsque les clients étaient mécontents des prestations de l’entreprise[5] ou lorsqu’ils avaient noué des liens privilégiés avec la personne qui les a ensuite démarchés[6].
Quelques cas de jurisprudence permettent d’appréhender ces circonstances, à savoir notamment que :
- Un salarié peut utiliser des informations relatives à la clientèle de son ancien employeur, dès lors que ces informations ne sont pas confidentielles ou ne relèvent pas d’un savoir propre à ce dernier[7] ;
- Un ancien salarié d’une société peut utiliser les contacts qu’il a précédemment tissés avec la clientèle de celle-ci, dès lors que l’existence de manœuvres déloyales ou d’un démarchage systématique n’est pas démontrée[8] (cf. infra II) :
- c’est le cas notamment d’un ancien salarié d’une agence immobilière qui contacte les clients de son ex-employeur et les aide à résilier leur mandat de gestion[9] ;
- c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a créé une société concurrente, laquelle a adressé une lettre circulaire aux clients de l’ex-employeur dans laquelle elle leur propose ses services[10] ;
- c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a simplement informé les clients de son départ de l’entreprise, lesquels ont décidé de le suivre en raison des liens de confiance noués avec lui[11].
II. Le démarchage illicite procède de moyens déloyaux
L’acte constitutif de concurrence déloyale peut être défini comme tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.
Si le démarchage de la clientèle est libre, les moyensemployés pour y parvenir doivent rester loyaux[12].
Le démarchage de la clientèle peut être qualifié d’acte de concurrence déloyale et engager la responsabilité de la personne qui en est à l’origine s’il est, par exemple, accompagné de la diffusion de propos dénigrants, de l’instauration d’une confusion dans l’esprit de la clientèle et/ou s’il résulte du débauchage ciblé de certains salariés occupant précédemment des postes clés en lien direct avec la clientèle convoitée.
La plupart du temps, les magistrats se fondent sur plusieurs circonstances de faits pour considérer que le démarchage est illicite.
La multiplicité des procédés déloyaux employés augmente les chances de faire reconnaître un détournement de clientèle, car si chacun des éléments stigmatisés ne caractérise pas en soi une démarche fautive, l’ensemble peut dénoter une attitude délibérément déloyale envers l’ancien employeur[13].
C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise procède à un débauchage d’un salarié ayant un poste clé chez son concurrent, et que ce dernier une fois en poste utilise une fausse identité pour capter la clientèle de la société concurrencée[14], ou détourne les correspondances électroniques de son ancien employeur afin de prendre contact avec sa clientèle[15].
La jurisprudence et la doctrine ont peu à peu élaboré une liste non exhaustive des manœuvres fautives, constitutives de concurrence déloyale :
A. Le dénigrement
Le dénigrement est constitué lorsque des propos dénigrants visent les produits, l’activité d’une entreprise ou le concurrent lui-même, et sont tenus dans le but d’inciter une partie de la clientèle de l’entreprise visée à s’en détourner[16].
Un tel comportement se distingue de la simple critique dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur, quand bien même l’information dénigrante divulguée serait exacte[17].
B. La désorganisation de l’entreprise par un débauchage massif ou systématique
Le démarchage de clientèle est illicite lorsqu’il est concomitant à la désorganisation de l’entreprise, laquelle peut résulter du débauchage fautif de salariés du concurrent, du détournement de commandes, du détournement de données stratégiques, ou encore d’un démarchage systématique ou massif de la clientèle.
Dans cette dernière hypothèse, il faut pouvoir prouver que le concurrent dirige méthodiquementsa prospection vers la clientèle que l’entreprise victime exploite[18]. Autrement dit, le concurrent cible principalement, voire uniquement, la clientèle de l’entreprise exploitée.
Cela correspond à des cas particuliers.
Par exemple, le démarchage est considéré systématique lorsque l’entreprise concurrencée apporte la preuve d’un ratio conséquent du nombre des clients captés par rapport à l’importance de sa propre clientèle[19].
C’est également le cas quand l’entreprise parvient à prouver une importante rapidité de ce déplacement de clientèle[20].
C. L’imitation risquant d’entraîner la confusion dans l’esprit de la clientèle
Les procédés visant à semer la confusion dans l’esprit des consommateurs peuvent prendre des formes diverses.
A titre d’exemple, le démarchage des annonceurs d’un concurrent par un éditeur se présentant faussement comme envoyé par celui-ci pour leur proposer un nouveau passage de leur annonce dans ce journal, est considéré comme illicite car s’étant accompagné de manœuvres visant à semer la confusion dans l’esprit des clients[21].
Il en est de même du cédant d’un salon de coiffure ayant envoyé à ses anciens clients un message publicitaire au dos duquel figurait un plan détaillé et précis de l’itinéraire à suivre pour se rendre du salon cédé au nouveau salon qu’il avait créé[22]. Dans ce cas d’espèce, les juges ont considéré que les termes du message avaient créé une confusion possible entre les deux salons, l’expression « nouveau salon » laissant penser que les deux établissements étaient liés.
D. Le parasitisme
Le parasitisme consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis[23].
A titre indicatif, les juges estiment qu’en reproduisant servilement ou en imitant le signe distinctif (autre que la marque), par exemple le produit ou les documents commerciaux exploités par le demandeur à l’action en parasitisme, le concurrent a manifesté la volonté de se placer dans son sillage[24].
III. Quid des fichiers clients ?
Les fichiers clients de l’entreprise, auxquels le salarié a eu accès ou auxquels il a contribué au cours de l’exécution de son contrat de travail, demeurent des données appartenant exclusivement à l’entreprise.
Le détournement du fichier clients d’un concurrent pour démarcher sa clientèle constitue un procédé déloyal à lui seul et est suffisant à caractériser un détournement de clientèle illicite[25], comme les moyens cités supra (II).
Le fait que le détournement de fichiers a conduit au départ d’un seul client est sans incidence sur le caractère fautif des détournements[26].
Les juges ont longtemps estimé que seule l’utilisation de ces fichiers était fautive[27], et non leur simple conservation sur le disque dur d’un ordinateur[28].
La Cour de cassation semble être revenue sur cette logique dans un récent arrêt du 7 décembre 2022.
En effet, une Cour d’appel avait retenu que le transfert à la société Valhestia, par des ex-salariés de la société Foncia GIEP, des listes de résidences gérées par cette dernière et de listes des adresses de messagerie électronique des conseils syndicaux de résidences également gérées par cette société, et obtenues alors qu’ils en étaient salariés, n’était pas fautif en l’absence de preuve de l’exploitation de ces informations par un moyen fautif de la part de ces anciens salariés de la société Foncia GIEP.
La Haute Cour a finalement cassé l’arrêt au motif que la seule détention, par la société, d’informations confidentielles relatives à l’activité de son concurrent, obtenues par d’anciens salariés de cette dernière, en cours d’exécution de leurs contrats de travail, et qui avaient contribué à sa création, constituait un acte de concurrence déloyale.
Ce raisonnement est bienvenu.
Aussi, de ce fait, l’utilisation de la méthode de « perquisition civile », plus précisément appelée « le référé probatoire », fondée sur l’article 145 du code de procédure civile, laquelle peut permettre de démontrer qu’une entreprise concurrente détient un fichier clientèle confidentiel, constituera une arme d’autant plus redoutable dans les contentieux en matière de concurrence déloyale.
Enfin, il doit être rappelé que le détournement de fichier clients de l’ex-employeur est également constitutif du délit d’abus de confiance, défini à l’article 314-1 du code pénal comme « le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé ».
A cet égard, la Cour de cassation juge que « ces deux actions, l’une délictuelle et l’autre contractuelle, qui tendent à la réparation d’un préjudice différent peuvent se cumuler »[29].
IV. Agir en amont
L’entreprise qui se prétend victime d’un acte de concurrence déloyale, notamment d’un détournement de clientèle, doit toujours en rapporter elle-même la preuve.
En matière de concurrence déloyale, cette capacité à apporter la preuve des actes déloyaux constitue le nerf de la guerre.
Bien souvent, l’épreuve est contraignante, d’autant plus qu’on ne peut pas se contenter d’invoquer une baisse de son chiffre d’affaires[30].
Nombreux sont les chefs d’entreprise qui considèrent qu’en matière de concurrence déloyale, quand le mal est fait, il est déjà trop tard.
Nous partageons l’idée qu’il est toujours mieux de prévenir que de guérir.
Dans ces conditions, il ne peut qu’être conseillé de prévoir en amont plusieurs mécanismes de protection, et notamment des clauses de non-concurrence aux contrats de travail des employés voués à occuper des postes clés dans l’entreprise.
Un accompagnement juridique s’avère utile pour la rédaction de ce type de clause qui doit répondre à certaines exigences, telles que la limitation dans le temps et dans l’espace, ainsi que la contrepartie financière. Il peut également être intéressant d’y prévoir une clause pénale, afin d’établir un montant forfaitaire de dommages et intérêts automatiquement dû en cas de caractérisation d’actes de concurrence (ce qui permet de s’épargner l’autre difficulté de l’évaluation du préjudice).
De même, une clause de confidentialité post-contractuelle pourrait être bienvenue dans certains contrats de travail.
Bernard RINEAU, Avocat associé
Charlotte QUILLIER, Avocat
[1] CA Toulouse, 25 sept. 2013, n° 11/05271
[2] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936
[3] Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346
[4] CA Lyon, 2 avr. 2015, n° 12/04716 ; CA Lyon, 7 avr. 2016, n° 15/00006 ; Cass.com., 23 oct. 2007, n° 05-17.155
[5] CA Versailles, 4 juin 2019, n° 18/01369
[6] CA Douai, 15 nov. 2018, n° 17/02291
[7] Cass. com. 11-2-2003 n° 00-15.149
[8] Cass. com. 23-10-2007 n° 05-17.155 ;
[9] CA Versailles 26-11-2009 n° 08-3261
[10] Cass. com. 9-6-2015 n° 14-13.263
[11] Cass. 1e civ. 6-6-2018 n° 17-13.101 ; Cass. com. 2-12-2020 n° 18-23.725
[12] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936 ; Cass. com., 9 juin 2015, n° 14-13.263 ; Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346
[13] CA Colmar, 21 mai 2014, n° 12/03502 ; Cass. 1re civ., 21 mars 2018, n° 17-14.582
[14] CA Chambéry, 26 juin 2018, n° 16/02379 :
[15] CA Versailles 8-10-2008 n° 08-5483
[16] Cass. 1re civ., 11 juill. 2018, n° 17-21.457 ; CA Paris, 14 avr. 2016, n° 15/20567
[17] Cass. com., 8 juin 2017, n° 15-26.151
[18] CA Aix-en-Provence, 2 mai 2019, n° 16/10598
[19] CA Grenoble, 30 juin 2009, n° 07/02700
[20] CA Paris, 6 mars 2003, n° 2001/06197
[21] CA Rouen 13-2-1992 : RJDA 3/92 n° 307
[22] CA Paris 18-10-1994 n° 92-19219
[23] Cass. com., 10 juill. 2018, n° 16-23.694 ; Cass. com., 4 févr. 2014, n° 13-11.044 ; Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-24.399
[24] Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-27.225
[25] Cass. com. 12-5-2021 n° 19-17.714
[26] CA Versailles 26-11-2009 n° 07-2336
[27] Cass. com., 18 févr. 1997, n° 94-18.367 ; CA Versailles, 17 oct. 2013, n° 12/05871 ; CA Lyon, 25 sept. 2014, n° 13/03649
[28] CA Paris, 4 juill. 2019, n° 17/05814
[29] Cass. Com., 24 mars 1998, n° 96-15.694, publié au bulletin.
[30] Cass. com., 26 oct. 2010, n° 09-71.313